La rose couverte en canne de combat

En 1852, le poète et romancier Théophile GAUTIER (1811-1872) publie sous le titre « Italia » un récit de voyage en Italie. Il nous conte, p. 437-439, une anecdote survenue à Bologne, concernant un guide insistant dont Gautier et son ami refusent les services. Pour s’en débarrasser, il faut avoir recours à la canne…

« Après le dîner, nous sortîmes ; une espèce de drôle à face blafarde et grasse, avec une moustache en brosse à dents, des breloques en similor et une redingote à brandebourgs (…), se mit à emboîter notre pas et nous suivit, bien que nous changeassions d’allure et de direction à chaque instant pour le dépister.

Ennuyé de ce manège, nous lui dîmes qu’il choisît un autre chemin, et ceci d’une façon assez brutale, le prenant pour un mouchard ; mais il déclara qu’il ne nous quitterait pas, sa prétention et son droit étant de servir de guide aux voyageurs. Or, en cette qualité nous lui appartenions, et il nous trouvait indélicats de nous soustraire à la redevance qu’il prélevait sur eux. Nous étions des voleurs qui lui retirions le pain de la bouche et lui prenions son argent de poche (…).

Il voulait nous mener à la diligence, dont la lanterne brillait à deux pas devant nous, et nous conduire à la rue des galeries, dans laquelle nous étions. Nous n’avions jamais vu faquin plus obstiné et plus stupidement opiniâtre. Après les jurons les plus énergiques et les « Va-t-en à tous les diables » les mieux accentués de notre part, il recommençait ses propositions comme si nous n’avions rien dit, prétendant que nous nous égarerions infailliblement, et qu’il ne le souffrirait pour rien au monde.

Nous vîmes alors qu’il fallait employer les grands moyens. Nous nous reculâmes de quelques pas, et provoquant mentalement le souvenir de Lecour, notre professeur de bâton et de savate, nous nous mîmes à exécuter cette belle arabesque de canne qui ferait envie au caporal Trimm pour la complication de ses nœuds et de ses volutes, et qu’on appelle la « rose couverte » en termes de l’art.

Quand le gredin vit le jonc flamboyer comme un éclair et l’entendit siffler comme une couleuvre à trois pouces de son nez et de ses oreilles, il se recula en grommelant et en disant qu’il n’était pas naturel que des voyageurs convenables refusassent les services d’un guide instruit et prévenant, qui démontrait Bologne à la grande satisfaction des Anglais.

Le remords de ne pas lui avoir fracassé le crâne nous revient quelquefois dans nos nuits sans sommeil ; mais peut-être nous eût-on tracassé pour cette bonne action et fait payer cette citrouille comme une tête. Nous demandons pardon aux voyageurs qu’il a pu ennuyer depuis de ne pas l’avoir assommé. C’est une négligence que nous réparerons, si jamais nous repassons par Bologne. »

Ce texte est extrait de la 2e édition d’Italia (1855), consultable sur Google.livres. Il l’est aussi sur Gallica.

Théophile Gautier a déjà été cité sur ce blog comme canniste et bâtonniste, élève de Lecour. Voir les articles du 23 juillet 2010 : Maître de chausson et bâtonniste, par Théophile Gautier (1842) et du 23 mars 2011 : Les frères Lecourt vus par Théophile Gautier (1847) .

 

Cet article a été rédigé par Laurent Bastard, sur le site du CRCB.ORG (avec leur aimable autorisation)